Dandys et excentriques by Denis Grozdanovitch

Auteur:Denis Grozdanovitch
La langue: fra
Format: mobi
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Kaléidoscope

Quand on possède le goût des gens exceptionnels, on finit toujours par en rencontrer partout.

PIERRE MAC ORLAN39

Cette variété de dandysme sobre et modeste, dont je viens de donner quelques exemples, j’ai cru la rencontrer encore à travers diverses expériences soit vécues, soit fictives, et j’ai tenté, au fil du temps, d’en dresser un inventaire dans mes carnets – lequel n’est guère plus qu’une collection de souvenirs disparates. Celle-ci s’apparente dans mon esprit au déploiement d’un kaléidoscope mental dont chaque petit tour sur lui-même offrirait un nouvel aperçu révélateur. Les talmudistes ne disent-ils pas : « La Torah a mille faces et chacune est la vérité » ? Espérons donc que ces brèves visions diffractées bénéficieront auprès du lecteur de la même puissance illustrative que celle que lui prête mon imagination.

Laissons le cylindre tourner d’un petit clic.

M’apparaît tout d’abord ce personnage tiré du célèbre livre d’Isaac Babel intitulé Cavalerie rouge. L’auteur, décrivant les combats acharnés qui opposèrent les Polonais à l’armée soviétique de Boudienny en 1920 – combats auxquels il fut mêlé en tant que correspondant de guerre –, nous raconte comment l’Armée rouge en manque d’effectifs enrôle de force certains habitants des nombreux villages juifs qu’elle traverse (et auxquels, soit dit en passant, elle fait subir les pires outrages tels que pillages et viols). Brossant le portrait de l’un de ces combattants forcés, il écrit :

… un juif, tout jeune et myope, à la face chétive et réfléchie de talmudiste. Il faisait preuve dans la bataille d’un courage circonspect et d’un sang-froid comparable à la distraction d’un esprit rêveur40.

Cette figure est pour moi emblématique du type de dandysme que je m’efforce de mettre en valeur. Un dandysme du rêve distancié face aux éléments déchaînés : l’injustice, la solitude et la mort.

Deux autres images s’associent alors à celle-ci. La première est tirée du film d’Andrzej Wajda intitulé Kanal. Durant la grande insurrection de Varsovie au cours de l’occupation allemande, un groupe de résistants polonais a réussi à échapper à la poursuite d’un commando SS en se réfugiant dans les égouts. Après avoir pataugé durant des heures à travers le labyrinthe des corridors pestilentiels, ils en viennent à admettre qu’ils ne trouveront pas d’issue. Cependant, leur chef, un combattant tenace, ne peut supporter cette situation sans issue et il est pris d’une sorte d’hystérie désespérée qui se traduit en gestes et propos désordonnés. Parmi la bande, se trouve un musicien-poète qui, à cet instant – ils entendent les aboiements des chiens des poursuivants –, saisit son ocarina et, le regard perdu, s’enfonce dans l’obscurité d’un des boyaux tout en jouant de son instrument…

La seconde figure se trouve dans le recueil de nouvelles de Primo Levi intitulé Lilith. Dans le camp de concentration d’Auschwitz, l’un des juifs captifs, une forte nature, a décidé d’être heureux autant qu’il le peut jusqu’au cœur du pire des cauchemars. Il se concentre avec application sur les miettes de plaisir encore accessibles et s’efforce d’oublier le reste. Et il pense : « Si je parviens à être heureux ici même, je triomphe de ce qu’Hitler veut faire de moi.

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